Une des choses qui m’interpelle et qui m’intéresse est la question de la décision.
D’une part, j’ai vu certaines entreprises choisir des managers non décideurs et non organisateurs (évidemment l’organisation d’une structure est une des décisions les plus importantes et les plus difficiles), et les préférer à d’autres a-priori plus efficaces. J’ai vu prospérer ces oiseaux qui considèrent les organisations comme des perchoirs successifs pour leurs petites pattes. Pour continuer les analogies, cette espèce aviaire se déplace en bandes à travers l’entreprise…
Quelle est l’utilité (car il y en a forcément une) des gens qui occupent des postes sans en exercer les fonctions, mais usent beaucoup de leur statut, car pour ne pas décider, ils doivent d’autant moins déléguer leurs prérogatives ? Je suppose que cette question se présente de manière différente suivant que l’entreprise est dans une situation de stabilité, de croissance naturelle, ou dans une situation de changements…
Et d’autre part, j’ai vu des collaborateurs qui hésitaient entre expertise et management, principalement lorsqu’ils étaient mal à l’aise avec la prise de décision.
Ce sujet de la décision me passionne. Je suis sûr que, si on le creuse, on lui trouvera des tas de sous-jacents théoriques, y compris des travaux de psychologues ou, par exemple, de gens qui se posent la question de la manière dont la décision se prend chez l’animal… Quand je vois mon chat hésiter sur tout, je l’enverrais bien suivre un coaching ! Mais ça ne le stresse pas du tout, lui, et j’ai l’impression qu’il attend le plus tranquillement du monde qu’une quantité suffisante de déterminant s’accumule dans sa petite tête…
Le sujet dépasse la question du manager en entreprise, et se pose à nous quotidiennement, particulièrement dans le monde complexe que nous connaissons. Or, même si je ne suis pas économiste, ou philosophe, ou sociologue, je n’ai pas renoncé à vouloir me forger une compréhension de la complexité du monde qui m’entoure.
Je me permets même certaines hypothèses, donc des propositions non démontrées qui servent néanmoins à faire avancer un raisonnement en vue d’une action.
C’est une attitude qui me semble nécessaire. Car nous sommes tous plongés dans le flux de l’action. Encore faut-il préciser ce que l’on entend par « comprendre ». Il s’agit en fait de provoquer une certaine représentation d’un système complexe. Elle est plus ou moins juste, mais, au moins, elle est. C’est une base d’action individuelle, d’ailleurs toujours libre d’évoluer, et surtout d’action partagée.
On ne procède pas différemment, que l’on dirige une grande entreprise ou un petit collectif, ou même dés qu’en général on se trouve amené à prendre une décision.
Donc ces collaborateurs talentueux dont certains étaient parfois mal à l’aise avec la prise de décision, nourrissaient l’idée classique qu’une bonne décision est le résultat qui s’impose à l’issue d’une analyse exhaustive.
Rien n’est plus faux. Certes l’analyse a intérêt à être aussi riche et juste que possible. Mais elle n’est jamais complète, c’est impossible. Le véritable système complexe peut voir son état totalement transformé par la variation de facteurs infimes et dont la corrélation avec la modification de l’état général ne nous apparaît même pas.
La représentation que l’on se fait d’un système complexe ne peut être qu’utilitaire : elle ne le décrit pas entièrement, mais elle sert à prendre une décision, et, au moins autant voire plus, à expliquer cette dernière pour emporter l’adhésion et être suivi.
Ceci ne nous exonère pas, bien au contraire, de nous bâtir une représentation aussi riche et systémique que possible, souvent originale, du monde dans lequel nous inscrivons nos décisions et actions.
La vraie question n’est pas que la décision soit la meilleure – ce qu’il est impossible de déterminer a-priori, ni de savoir a-posteriori, – mais d’avoir la capacité de faire prévaloir dans l’avenir le scénario dans lequel cette décision se révèlera bonne.
La décision est donc une évaluation de notre pouvoir et de nos chances de faire évoluer un système, pour que notre décision s’y révèle bonne.
Elle est ce pari-là, exactement, et pas un autre. Et parfois, particulièrement lorsqu’une minorité critique de managers se ligue et agit contre vous, on le perd.
Rien à voir en tout cas avec l’analyse abstraite et déductive que nous présentent certaines théories de la décision, même celles qui y introduisent les représentations des acteurs. C’est là au contraire une approche tout-à-fait humaine et passionnante, puisqu’elle est imprégnée de notre représentation du monde, de notre propre expérience de ce qui marche et ne marche pas, de notre intuition, de notre optimisme, de notre capacité d’action et de nos erreurs d’appréciation.
L’acteur considère que la décision et l’action (même la non action, décision qui a bien un effet) sont déterminantes, au moins à court terme, sur l’état d’un système complexe.
Je garde de cette conviction, qui m’imprégnait lorsque j’étais patron de ma structure (et que je formule aujourd’hui d’une manière plutôt théorique), l’idée qu’il n’y a pas de système complexe dans lequel nous ne puissions agir, avec une certaine rationalité, et avec de bonnes chances de réussite.
C’est exactement ce que la vie nous enseigne : il ne faut pas renoncer à agir, mais nous le ferons d’autant plus utilement que nous sommes déjà en capacité de jouer sur une partie des déterminants du système, dans lequel notre décision va s’incarner.
Merci pour cette amicale diffusion des idées !