Le « BIM », ce sujet tellement à la mode… A l’évidence, on se jette sur cet OVNI avec un espoir de renouvellement à la démesure de l’immobilisme de l’acte de construire. Mais qu’est-ce-qui va changer vraiment ?
L’apparition de la maquette numérique dans le BTP est l’exemple d’une évolution technologique dont les implications ont le potentiel de polariser de puissantes créations de valeur… ou au contraire de décaler les entreprises, si elles n’acceptent pas certaines remises en cause les concernant.
La maquette numérique ou BIM, pour « Building Information Model », est un ensemble d’outils numériques comprenant principalement une base de données des éléments qui constituent une construction et d’un certain nombre de leurs attributs, une modélisation intégrant spatialement ces éléments, et une interface de visualisation. Un certain nombre de modules de calcul se greffent progressivement sur cette base. Cet outil numérique révolutionne la conception, car il la rend intégrative (entre les différents intervenants d’une conception) et complète, donc directement exécutable et à coût fiable.
Les constructeurs comprennent le BIM comme un outil capable, certes de leur faciliter le travail d’exécution, mais aussi, et, au fond, surtout, de leur donner davantage de pouvoir en rationalisant l’opération de conception, selon le mythe d’une conception collaborative instantanée, directement coordonnée et techniquement optimale. Le non-dit de ce rêve est une pensée technique à la fois dominatrice et déconnectée de la réalité : plutôt que de prendre en compte les exigences propres à la conception et le processus des concepteurs, on préfère croire qu’il existe un outil qui réduira à néant ce mystère. Mais cela n’est pas réaliste : le BIM n’est qu’un outil intégrateur des inputs des concepteurs.
En revanche, il porte à terme des conséquences, encore peu visibles, sur la valeur ajoutée des acteurs traditionnels et notamment des entreprises générales.
Le « BIM » va en effet réintégrer dans l’acte de concevoir des problématiques techniques qui jusqu’alors en étaient écartées, du fait de la manière dont la loi en France organise les études de conception : c’est-à-dire en stoppant les concepteurs à une conception générique, qui, insuffisamment détaillée, n’est pas encore exécutable et nécessite que l’étape finale de la conception soit réalisée par les entreprises elles-mêmes.
Tant que l’Entreprise Générale (EG) complète et corrige la conception par les études d’exécution et de synthèse, et qu’elle seule maîtrise les méthodes par lesquelles on réalise effectivement un ouvrage dans un délai et un prix, elle dégage une vraie valeur ajoutée, et elle prospère. Mais ces savoir-faire (études d’exécution et conception des méthodes par lesquelles on réalisera le chantier) sont en réalité du domaine de la conception. Tous ces champs seront, dans un horizon temporel pas très éloigné, investis par les outils numériques de conception, et donc par les concepteurs, avec deux effets principaux : rendre caduque la séparation entre les études dites « de conception » et celles dites « d’exécution », et restituer aux concepteurs le champ des méthodes de production des chantiers. Ce qui demain devrait sortir des outils numériques de la conception, c’est un projet directement exécutable par des méthodes de production efficientes. Corollaire de cela, le prix de construction sera également bien moins opaque.
Or non seulement le modèle de l’EG pourrait ainsi perdre en valeur ajoutée, mais il risque même d’apparaître peu à peu comme contre-productif. Si l’entreprise générale veut rester cette agrégation de corps d’état « boite noire » que l’on connaît, elle s’oppose à l’objectivité du prix et au développement des fils rouges construction-maintenance par lots, nécessaires aux progrès d’une construction réellement durable et globale.
Cette évolution technologique est pourtant porteuse d’un scénario de polarisation potentiellement favorable aux entreprises. Trois polarisations sont discernables.
En faisant l’effort de comprendre les processus et les acteurs de la conception, les entreprises générales peuvent devenir les coordonateurs du processus de la conception et de sa planification. En effet, la conception est une opération de plus en plus multi-acteurs et donc de plus en plus complexe, et la maquette numérique ne fait qu’accroître cette tendance, mais sans l’organiser. Le besoin d’un ordonnancement et d’un pilotage de cette interaction, loin de disparaître dans une utopique instantanéité de la conception, est un nouveau métier à forte valeur ajoutée.
En décloisonnant leurs métiers (constructeur, concessions, maintenance, lots techniques) et en les plaçant dans une perspective commune qui leur donnerait une valeur industrielle : le service. Car demain, l’immeuble, loin d’être seulement un produit technique, est avant tout un ensemble de fonctions, un service rendu (et la ville est, elle, peut-être avant tout, un ensemble de flux). D’ailleurs placer la conception dans une exigence de service et de pérennité la transforme elle aussi et la complexifie profondément, ce qui renforce la première polarisation.
En restaurant leur valeur sur leur périmètre de producteur. Car ces entreprises ont jusqu’ici relativement échoué à organiser la fonction production et logistique des chantiers, sous l’excuse habituelle que chaque chantier est un prototype, donc artisanal. Au lieu d’en rester à l’ouvrage pour en optimiser, finalement à la marge, les quantités, l’EG pourrait se saisir de la puissance numérique pour développer une intelligence de conception des méthodes (« méthode » étant le terme consacré pour la manière de mettre en œuvre les matériaux et matériels du chantier), afin de produire une logistique parfaite adaptée à chaque chantier, en réduisant les gâchis et les non-qualités, à prix et délais non seulement garantis mais optimums et en sécurité pour les travailleurs.
A l’inverse, si elles ne parviennent, ni à restaurer une valeur de producteur, ni à faire advenir une valeur de service, ni à devenir l’opérateur du nouveau processus de la conception, alors que la valeur ajoutée de leur offre traditionnelle s’amoindrira, ces entreprises pourraient un jour connaître des difficultés économiques et de cohérence interne.
Les entreprises générales ont toutes les ressources humaines et techniques pour que ces 3 polarisations opèrent en elles la réinvention du modèle dont elles vont avoir besoin ; et celles qui prendront de l’avance accélèreront en plus le scénario externe en devenant indispensables à leurs clients, dont elles auront en quelque sorte reformulé le besoin.
Cependant il est tout aussi clair que pour que ces créations de valeur s’opèrent, c’est d’abord un positionnement stratégique que ces entreprises doivent réinventer, et rendre générateur en leur sein, notamment avec des choix managériaux et organisationnels adaptés.
Cher Christophe,
J’ai lu avec beaucoup d’intérêt ton point de vue. La question du bouleversement que le BIM peut entraîner dans l’exercice du métier de la construction et la redistribution du rôle des acteurs est un sujet sur lequel je réfléchis, j’ai envie de dire, au quotidien. Ça « transpire » dans les articles que je commets depuis 3 ans déjà dans la revue archiSTORM (en as-tu pris connaissance ?).
Je dois avouer qu’indécrottable défenseur de la maîtrise d’oeuvre (architecte + ingénieur) je souhaiterais que ce soit une opportunité pour elle de retrouver une place plus valorisante dans le processus globale de l’acte de construire.
Je ne crois pas en revanche au BIM qui conduirait à adopter un modèle à l’anglo-saxonne où la Maîtrise d’Oeuvre se verrait confier une mission plus large de conception, allant jusqu’à l’exécution. je vois en effet 2 obstacles majeurs : celui des assurances et celui du contexte franco-français avec des entreprises de BTP « toutes puissantes ».
Ca m’intéresserait beaucoup d’échanger avec toi sur ce sujet ; et sur d’autres bien entendu !
Bien à toi et très bonne année 2017
Claude
Merci cher Claude. Je pense en effet que l’intégration accrue que permet la conception numérique n’aurait que bien peu de sens sans une précision également accrue de la conception des concepteurs. C’est déjà ce qui se passe…
J’ajoute que c’est souhaitable : la distinction études PROJET, menées par les concepteurs, et études d’EXECUTION, menées par les entreprises, a beaucoup d’effets pervers : elle alimente la dérive des coûts des projets, notamment publics, car le caractère non abouti de la conception est le lieu d’un fructueux ajustement des marchés par les entreprises qui trouvent qu’il faut non la détailler, mais la reprendre, moyennant finances ; elle alimente une perte de qualité, car les études d’EXE ne sont pas ou peu maîtrisées, puisqu’elles constituent la variable d’ajustement des entreprises au moment de l’achat des lots ; elle gêne les progrès de la conception, en particulier dans sa maîtrise des impacts d’entretien-maintenance, qui sont très largement déterminés par les choix d’EXE, notamment pour les lots techniques. Mon expérience des grands chantiers m’a permis de constater toutes ces dérives, et m’a convaincu qu’arrêter la conception des concepteurs aux études PROJET est un facteur majeur de gâchis et de sous-optimisations.
La distinction études pro/études d’exé devient contre-productive à mon sens avec l’accroissement de la complexité des projets et le poids économique de l’entretien et des externalités environnementales. Certes les entreprises de BTP pourraient vouloir la faire perdurer, mais c’est à mon sens, à terme, un combat perdu d’avance, car cette distinction sera belle et bien privée d’objet par le contenu détaillé des études numériques. Je pense donc que le sens de la conception numérique est d’aller vers une conception directement exécutable, exploitable, et économiquement sincère.
Cela impliquera aussi, à mon sens, le développement de modules d’intelligence capables de prendre en charge les méthodes d’exécution, car il apparaît absurde au fond de développer une conception sans intégrer la méthode par laquelle elle sera mise en oeuvre, les deux sujets étant techniquement et économiquement liés… Les coûts de mise en oeuvre sur un chantier (matériel, main d’oeuvre, logistique, encadrement etc.) avoisinent peut-être 50% du coût d’un ouvrage, sur lesquels il y a bien plus de progrès à faire que par l’optimisation à la marge de quelques quantités grâce à une meilleure synthèse.
Je pense que l’outil numérique va permettre d’intégrer pleinement tous ces aspects dans l’opération de conception, et qu’il conduira naturellement et inéluctablement à cela. Cela ne détermine pas QUI va le faire. En réalité, c’est bien la combinaison des compétences des concepteurs, constructeurs, maîtres d’ouvrages, exploitants, etc., mis autour de la table par le truchement de l’outil numérique, qui va enrichir l’acte de concevoir, structurer les retours d’expérience, et en faire le vrai lieu de la création de valeur.
C’est pourquoi, en effet, il y a bien un enjeu de pouvoir à la clé, entre les concepteurs, les entreprises, les maîtres d’ouvrage, etc, pour savoir qui va capter cette valeur ajoutée nouvelle. A mon sens, ceux qui auront appris à coordonner l’opération complexe et multi-acteurs de conception, seront les gagnants. C’est en réalité un nouveau savoir-faire. Car le BIM n’est qu’un outil : il n’efface pas, mais au contraire accroît la nécessité d’un processus de conception, d’une interaction planifiée, d’arbitrages rendus au bon moment et dans un esprit transverse, d’un gardien des finalités, et donc d’un pilote, qui n’a rien à voir avec un « BIM-manager » informatique…
C’est précisément ce qui m’intéresse le plus dans tout cela : la manière dont la conception numérique va ré-organiser le lieu de la valeur entre les différents acteurs d’une construction, en faisant de la conception l’épi-centre de tous les savoir-faire.
En ce qui concerne les entreprises générales, la conception numérique m’apparaît comme un facteur accélérateur dans un cadre plus large qui interroge leur modèle, avec des risques et des opportunités, selon leur capacité à se remettre en cause.
Avec grand plaisir pour une rencontre prochainement, peut-être un dej ? 😉